Chacun sait que les préjugés ont la vie dure ! Ainsi à propos de la mission. Le
mot est à peine prononcé que des relents tenaces de colonialisme, de « conquête
des âmes » reviennent en surface, accompagnés d’images de missionnaires
barbus comme des pères Noël, baroudeurs et casqués, forts en gueule et grands
constructeurs, baptisant à tour de bras des foules plus ou moins « converties »
à l’Évangile... Il nous faut résolument tourner le dos à ces clichés si nous
voulons comprendre la mission aujourd’hui !
Sortir
« Sortir » :
le mot a été mis à la mode par le pape François. La mission, c’est sortir. Oui,
mais pour aller où ? Pour faire quoi ? Bien sûr il s’agit d’abord « d’annoncer
la Bonne Nouvelle » comme on dit en langage d’Église. Mais comment parler
si les gens n’y comprennent rien ? C’est comme cultiver des tomates
hors-sol. Au mieux, ils seront prêts à suivre la Parole au pied de la lettre,
surtout si c’est « le père » (blanc) qui la proclame. Ainsi au
village de Kila, où je parlais d’Adam et Ève avec force gestes : « Et
Dieu dit : vous ne mangerez pas de cet arbre-là ! » Et de mimer
la scène en désignant un ficus voisin. Deux ans après, je repasse par là ;
et les gens de me dire : « Tu sais, l’arbre que tu nous as dit, on n’y
a pas touché, ah non ! »
Il faut
d’abord s’asseoir avec les gens, essayer de comprendre ce qu’ils vivent, vivre au
mieux avec eux, au milieu d’eux, comme eux. Quand les Petites Sœurs de Foucauld
partaient à Calais,
elles n’y allaient pas
la Bible à la main, elles y allaient
pour rencontrer les migrants s’accrochant aux camions. Elles sortaient vers cette humanité
souffrante, pour s’asseoir avec ces gens voulant vivre à tout prix.
La
mission du chrétien, c’est dehors. Pour tisser des liens. À Marseille et
partout, il y a des pots de l’amitié en bas des immeubles et les chrétiens sont
là. Au fond, on sort de chez soi, de son propre confort, pour faire un travail
d’amour. Mais quand on sort, on attrape des coups, forcément. On se heurte au
mal, on a mal au monde. Alors là, sortir veut dire « crier avec ceux qui
crient, pleurer avec ceux qui pleurent ». Il y a donc une manière chrétienne
de faire la fête avec ceux qui sont heureux, et une manière chrétienne de s’asseoir
avec le voisin atteint de leucémie, ou avec ce jeune qui se bat pour trouver du
travail.
Or, face
à la Mission, il y a deux types d’Églises possibles. Il y a l’Église qui sent
un peu la naphtaline. Une Église frileuse, uniquement préoccupée de ses
problèmes internes, de sa liturgie, de sa théologie. Cette Église prend figure
de citadelle assiégée où le prêtre, du haut des remparts (de la chaire), tire à
boulets rouges sur le monde et ses turpitudes. Pour cette Église, pas besoin de
sortir ! À l’entendre, ce sont les autres qui doivent venir à elle. Ce
sont eux qui doivent sortir du diable ("s'extirper
de la boue", c'est pas mal aussi!) pour entrer dans la Vérité !
L’autre
modèle d’Église, c’est l’Église décoiffée par le vent du large, à l’image du
regretté Laurent Bourgnon. Cette Église annonce le Royaume, mais elle cherche
aussi les traces du Royaume dans le monde. Avec passion. Elle s’en émerveille,
comme le Christ s’émerveillait devant la foi du centurion romain. J’aime bien
le livre de Yann Arthus-Bertrand : Six
milliards d’autres, où l’auteur arpente la Terre pour demander au Mongol, à
l’Indien, à l’Américain : « Et toi, que penses-tu du bonheur, de la
douleur, de l’amour ? » L’Église-qui-sort
pose les mêmes questions. Poussée par l’Esprit, elle cherche ailleurs où
souffle le vent de Dieu ; elle est attentive à ce que vivent les autres,
tous les autres, pas seulement les chrétiens du coin. Cette Église est souvent
sale comme dit François, car elle a mis les bras dans la misère humaine, et
jusqu’au coude !
Sortir,
c’est revivre l’Exode. Pas besoin d’aller en Chine pour cela. Témoin ce papa
qui rentre à la maison, fatigué après une rude journée de travail. Il se carre dans
son fauteuil avec un « ouf ! » de contentement, ouvre son
journal et... une toute petite voix monte du tapis : « Papa, viens
jouer avec moi. » Et le papa laisse son journal, il « sort »
vers son garçon pour jouer avec lui.