Je portais ça dans ma tête depuis
longtemps. Plus exactement depuis 1988, au temps où, lors d’une année sabbatique
à Paris, je réfléchissais à mon parcours depuis 1960, au temps de mon arrivée à
Sir. Je me demandais pourquoi ces vingt premières années furent parmi les plus heureuses de ma
vie ?
Rapidement, la réponse m’est
venue : en vingt ans, j’ai eu le temps, on m’a laissé le temps, d’entrer dans
un peuple… Mais alors, d’y entrer vraiment, de vivre ce peuple pour ainsi dire « de
l’intérieur ». Je m’explique : on peut vivre dans un coin pendant des
années, et rester extérieur à ce coin ! On peut vivre dans un peuple, mais
à l’état de touriste perpétuel. On collectionne quelques objets curieux, on tire
quelques diapos, on bafouille quelques mots de la langue. On a quelques amis
bien sûr, mais on n’entre pas vraiment « dedans ». Et on quitte le pays
sans état d’âme.
Connaître un peuple de l’intérieur,
c’est difficile à décrire. Dans un premier livre, j’avais parlé de
« connivence ». Un mot imparfait, mais qui signifie quand même que l'on
dépasse le niveau de la tête, de la connaissance, pour arriver au niveau du
cœur. La connivence, c’est ce lien qui n’a plus besoin de paroles, un ressenti partagé, une sorte de sixième sens
qui vous faire dire « On se
comprend ». C’est se surprendre à avoir les mêmes réactions de défense
ou de fureur, le même humour face à la vie, les mêmes rires. C’est entrer dans
la joie démente des fêtes, dans la douleur des parents dont le petit a été tué
par un serpent. C’est aussi épouser la même révolte devant les injustices du
pouvoir.
Pourquoi dis-je cela
maintenant ? Parce qu’au niveau de ma foi, je crois que je suis en train
de vivre la même chose. Là aussi c’est difficile à expliquer. Disons que
certaines paroles de l’Evangile, pas toutes, je suis "entré dedans". Là encore,
il ne s’agit plus seulement de la tête, mais du cœur. Ne m’en demandez pas
plus, je ne puis dire qu’une
chose : je vis cela de l’intérieur, je me dis « Cette parole, c’est pour moi ! ».
Allons plus loin … Maintenant je
comprends. Ou plutôt je crois, je crois qu’en me permettant d’entrer dans
ce peuple kapsiki pendant vingt ans, Dieu me faisait prendre un chemin pour
qu’aujourd’hui je comprenne l’Evangile « de l’intérieur ». Comme le
Christ est venu chez nous pour nous connaître « de l’intérieur ». On
appelle ça l’Incarnation… Vous allez me dire : « Depuis soixante ans que tu es prêtre, tu en
a mis le temps ! » Possible, mais pour Dieu, le temps compte peu,
il a son Heure.
J’ai envie de me mettre dans la peau de St Augustin (fin 4ème
siècle) :
« Tard je t’ai
aimé, ô beauté si ancienne et si nouvelle ! Tard je t’ai aimé ! Mais
quoi ! Tu étais au dedans de moi, et c’est au dehors que je t’ai
cherché ! »